Nous avons appris avec une grande tristesse l’assassinat à Paris de notre amie Rojbin Dogan présidente du Centre d’’Information du Kurdistan ainsi que de Sakine Cansiz, l’une des
fondateurs du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et Leyla Soylemez.
Toutes nos pensées vont vers les proches et les familles de ces militantes. Nous espérons que toute la lumière sera faite rapidement sur cet évènement dramatique.
L’Etat français doit immédiatement inverser le traitement qu’il réserve aux militants kurdes en France pour assurer leur droit fondamental à la sécurité. Nous exigeons notamment la remise en
cause immédiate par Manuel Valls des accords conclus par Claude Guéant qui étendent sur le territoire français la traque des militants kurdes.
Nous avions rencontré Rojbin Dogan en juin dernier, voici son interview:
Nouvelle rencontre d’Avant Garde sur une situation coloniale passée sous silence en France: le Kurdistan. La Turquie est un partenaire économique et militaire privilégié de la France et des
pays européens qui suscite de nombreux discours sur son adhésion à l’Union Européenne, son rôle pour le règlement du conflit israélo-palestinien, ou encore pour la reconnaissance du génocide
arménien. Mais quant au sort des 20 millions de kurdes qui vivent sur son territoire, c’est le silence.
Rencontre avec Rojbin Dogan, présidente du Centre d’Information du Kurdistan en France. Le CIK organise en France l’information et les campagnes de sensibilisation sur le combat pour les
droits des kurdes en Turquie .
Le Kurdistan c’est plus 500 000 Km2 et près de 40 000 000 d’habitants répartis sur 4 états : la Turquie, L’Iran, la Syrie et l’Irak.
La seule évocation des pays concernés aide à prendre la mesure de l’enjeu. Sur quatre états qui ont vécu au court des cent dernières années des conflits parmi les plus intenses de l’histoire
de l’humanité, vit depuis des milliers d’années un peuple sur le territoire qui concentre les ressources de la région : de l’eau, du gaz et du pétrole.
En 1920, lors du démantèlement de l’empire Ottoman – pays allié de l’Allemagne pendant la première guerre mondiale et qui dominait la région – la France et l’Angleterre font la promesse aux
Kurdes de leur reconnaitre un état sur leur territoire historique.
Dans les années 1980, lassés des promesses non tenues, débute la lutte armée du PKK en Turquie. Le Parti des Travailleurs du Kurdistan et son leader Abdullah Ocalan – aujourd’hui emprisonné
et mis à l’isolement sur une ile pénitencier – sont ainsi entré en clandestinité. C’est le BDP, parti de la paix et de la démocratie qui mène la bataille politique légale en Turquie à la suite de
nombreuses autres formations dissoutes les unes après les autres par les gouvernements turcs.
Aujourd’hui, des quatre territoires Kurdes, seule la région Irakienne a acquis une autonomie politique après l’invasion américaine. En Syrie, en Iran, comme en Turquie, la répression, les
morts et les arrestations arbitraires restent le quotidien des Kurdes, dans un silence assourdissant de la communauté internationale
Avant Garde: Recep Erdogan, premier ministre de la Turquie depuis 2003, avait affirmé vouloir trouver une solution politique à la question kurde. Loin de là, la situation est aujourd’hui
très tendue dans la région et la répression ne fait qu’augmenter. On en est où de la politique d’Ankara sur le Kurdistan ?
Rojbin Dogan: En 2003 quand Erdogan arrive au pouvoir il annonce qu’il veut résoudre la question kurde. C’était le premier chef de gouvernement turc qui disait reconnaitre les erreurs et faire
face à l’histoire. Il avait nommé son projet, « l’ouverture kurde ». Mais dans les faits Erdogan s’est trouvé confronté à la difficulté de trouver un interlocuteur politique kurde. Cet
interlocuteur c’est le PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Très vite Erdogan a renommé son projet « l’ouverture démocratique » pour ne plus parler de la question kurde.
Leyla Zana, députée de Turquie, condamnée à 10 ans de prison
Alors en 2009 lorsqu’aux élections municipales le BDP (Le Parti de la Paix et de la Démocratie) passe de 56 à 100 mairies, Erdogan décide d’opérations massives d’arrestations. Des centaines de
membres du BDP ont été arrêtés dont les maires des plus grandes villes. Arrêter des élus c’est arrêter la population qui a voté pour eux. 6 députés sont emprisonnés en Turquie dont Leyla Zana,
prix Zakharov du parlement européen. C’est une déclaration de guerre contre tous nos symboles. C’est envoyer le message que tous ceux qui défendent les droits des kurdes seraient des terroristes
Erdogan essaye de vendre une image exemplaire de la Turquie dans ses visites. Mais on ne peut aucunement parler de droits des peuples en Turquie. Ce que nous vivons c’est la dictature d’Erdogan.
Ces arrestations se poursuivent jusqu’à aujourd’hui pour arriver à un chiffre de 7000 prisonniers politiques et nous pourrions être à beaucoup plus. Le gouvernement AKP (le parti politique
d’Erdogan, majoritaire à l’assemblée turc) est convaincu que cette voie permet d’éradiquer la question kurde. Mais nous avons vécu les guerres et les coups d’état en Turquie et nous avons
toujours lutté. Lorsque l’on va au Kurdistan, chaque famille a un membre qui a été tué dans cette guerre ou qui fait partie des 17 000 disparus.
Pour le gouvernement turc la question kurde est inscrite au registre de la lutte contre le terrorisme avec le soutien de l’Union Européenne et des Etats-Unis. Ça veut dire que la Turquie serait
un pays où il y a 20 millions de terroristes ! Ainsi au mois de décembre 34 villageois ont été tués dans des raids aériens. Dans n’importe quel autre pays dit démocratique, le chef de l’état
aurait dû démissionner après un tel massacre. Mais Erdogan n’a même pas pris la peine de s’excuser et personne n’a protesté.
Comment s’explique ce déploiement de force et la puissance de cette répression alors même que les organisations kurdes demandent une résolution politique du conflit ?
Le PKK a appelé une dizaine de fois à des cessez le feu. Mais la réponse turque a toujours été militaire. Le PKK veut une résolution pacifique du conflit et ne demande pas l’indépendance. Il
propose une autonomie démocratique dans la région. Le respect des droits culturels et politiques et l’éducation en langue maternelle. Ce sont des droits fondamentaux reconnus à tous les peuples
sauf aux kurdes. Mais il faut savoir que le Kurdistan est une région très riche en pétrole, en eau en gaz. Économiquement c’est une région incontournable et les grandes puissances occidentales
sont alliées de la Turquie pour cette raison-là. Les kurdes et leur combat pour défendre leurs droits sont victimes des intérêts économiques de ces pays.
Claude Guéant, alors ministre de l'intérieur, lors de la signature des "accords anti-terroristes" avec Ankara
En France nous vivons la même politique qu’en Turquie. La France s’est opposée à l’entrée de la Turquie dans l’UE, mais pour conserver ses relations avec la Turquie, ils ont passé les accords
pour l’arrestation des militants kurdes. C’est une sorte de donnant-donnant. Je refuse ton adhésion mais je t’aide avec tes « terroristes ». Depuis 2007 il y a une multiplication des
arrestations, des perquisitions et des procès en France et lors de la visite de Claude Guéant (alors ministre de l’intérieur) l’an dernier en Turquie un accord a été signé pour l’extradition des
Kurdes.
En Turquie les jeunes kurdes ne croient plus en la démocratie. Leurs maires essayent de servir leur ville et militent pour eux puis se font arrêter sous leurs yeux. Ils voient donc qu’il n’y a
aucune voie légale pour eux. Alors il ne faut pas se demander pourquoi est-ce qu’il y a une guérilla. C’est la réponse répressive du gouvernement dirige les jeunes Kurdes à rejoindre la Guérilla,
les montagnes.
Alors qu’ils risquent, leur vie, la prison et la répression, les kurdes continuent leurs manifestations et leurs rassemblements. Un peuple de vingt million d’habitants ne peut pas vivre caché. On
peut arrêter autant de kurdes qu’on veut d’autres les remplaceront.
Alors quels leviers pour le changement ?
Il faut d’abord que les pays européens mettent de côté leurs intérêts économiques. On parle de 40 millions de personnes, d’un peuple qui a une histoire et d’une des premières civilisations de la
Mésopotamie. Ce soutien à Ankara doit cesser car il est en défaveur de la résolution du problème kurde.
Les kurdes sont victimes de cette alliance avec le gouvernement turc. Le problème kurde est un problème de tous les pays membres du Conseil de l’Europe. La Turquie en est membre avec 47 autre
pays. On ne peut pas nous dire que c’est un problème de la Turquie et que c’est la Turquie qui doit résoudre ce problème. Le problème n’est pas limité aux frontières turques.
Mais Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères annonce poursuivre les relations avec la Turquie. Un pays qu’il juge très important. Donc il devrait y avoir une continuité avec le précèdent
gouvernement. C’est notre peur. Les relations avec la Turquie ne peuvent pas continuer sur les seuls intérêts économiques. La priorité c’est l’arrêt du soutien au gouvernement turc par la vente
d’arme et les accords Guéant de sécurité. Les arrestations en France doivent cesser.
Sarkozy s’était toujours opposé à l’adhésion de la Turquie à l’UE parce que c’est un pays musulman. Mais nous sommes pour. A condition d’imposer le respect des droits de l’homme et la
reconnaissance des droits, politiques et sociaux des kurdes. Être contre l’adhésion de la Turquie à l’UE c’est mettre la question kurde de côté. L’adhésion à l’UE doit faire progresser la
démocratie et les droits de l’homme en Turquie.
Ce que nous voulons c’est une autonomie démocratique. Une décentralisation où les décisions seront prises sur le terrain, dans les régions. Nous ne voulons pas de frontières Ce ne sont pas
aujourd’hui les frontières qui vont sauver les peuples. Nous ne sommes pas pour une indépendance, nous voulons notre droit à l’autodétermination.
Entretien réalisé par Nicolas Bescond